Opinions

L’Arabe de service

On se réjouit, évidemment, de la libération de Boualem Sansal. Nul ne doit être emprisonné pour ses écrits, ses idées, ou ses prises de position. La liberté d’expression n’est pas à géométrie variable : elle vaut pour tous, y compris pour ceux dont les discours nous indignent. C’est précisément parce que nous refusons la prison comme réponse que nous pouvons parler librement de ce qui blesse, de ce qui trahit, de ce qui collabore.

Depuis longtemps, dans les sociétés postcoloniales, existe une figure bien connue : celle que Malcolm X décrivait dans son fameux discours sur le “house negro”. Cette figure n’a pas disparu. Elle s’est simplement adaptée, médiatisée, institutionnalisée. Aujourd’hui, elle porte costume, elle passe sur les plateaux télé, elle signe des tribunes, elle parle sur les ondes avec l’assurance de celui qui sait que son rôle est essentiel à la mise en scène du pouvoir.

Ce que Malcolm X décrivait, c’était la fonction de l’indigène docile, du visage “acceptable”, du témoin idéologiquement utile. Celui qui, pour être reconnu, pour obtenir sa place près du maître, doit répéter ce que le maître veut entendre. Celui qui sert de caution, de vitrine “issue de la diversité” pour légitimer les récits dominants sur les siens.

Aujourd’hui, cette figure a un nom : l’Arabe de service. On la retrouve dans des visages et des noms connus : Boualem Sansal, Kamel Daoud, Sophia Aram, Mohamed Sifaoui, Hassan Shalgoumi… Leur rôle est clair :

– Confirmer que l’arabe est violent, arriéré.

– Expliquer que l’islam représente un danger et qu’il doit toujours être surveillé.

– Prouver qu’on peut être “d’origine indigène” tout en justifiant les politiques coloniales qui écrasent le Sud ou les minorités.

– Montrer que l’on peut parler “au nom des siens” tout en servant le récit dominant.

Ce n’est pas une identité: c’est une fonction politique. Une place dans l’appareil idéologique. Un rôle écrit par d’autres.

L’Arabe de service ne parle pas pour les siens — il parle contre eux, tout en prétendant les représenter. Il n’ouvre pas des portes: il les ferme. Il ne dérange pas l’ordre existant: il le conforte. Sa parole n’est pas dissidente, elle ne trouble rien. Elle sert.

Et pendant qu’on hisse “l’Arabe de service” sur les plateaux, qu’on le couvre de prix, qu’on l’érige en modèle de “bonne intégration” ou de “bonne conscience occidentale”, ceux qui vivent réellement les injustices, les humiliations, les discriminations, les violences policières, les bombardements, les blocus, sont invités à se taire: puisqu’un “des leurs” dit le contraire.

L’Arabe de service est l’ultime verrou du récit colonial: il permet de dire “ce n’est pas nous qui le disons — ce sont eux !” C’est pour cela que son discours est si recherché, si valorisé, si mécaniquement promu.

Alors oui, nous nous réjouissons que personne ne soit emprisonné pour ses idées. Mais cela ne nous empêchera pas de dénoncer la mécanique qui transforme certains en courroie de transmission des puissants, en décor utile de la domination, en caution commode pour faire taire les peuples qu’on bombarde, qu’on méprise ou qu’on marginalise.

Ce que Malcolm X disait hier n’a rien perdu de sa puissance: tant que l’injustice existera, il y aura ceux qui s’y opposent — et ceux qui s’y plient pour mieux s’y installer.

Abbas Fahdel

Ecrivain, cineaste, Iraqi-français.